L'OCHRES exerce une mission d'observation des problèmes économiques et sociaux, particulièrement de ceux qui relèvent des interactions entre l'entreprise et la société.
Quelles seront les priorités du « monde de demain » ? Retour dès que possible à la meilleure croissance de la production et des échanges mondiaux en renvoyant à plus tard les questions environnementales, ou volonté de conjuguer des enjeux qui n’obéissent pas à la même temporalité mais sont tout aussi impérieux ? D’un côté, relancer et booster l’activité économique sans la pénaliser par trop de contraintes environnementales semble la seule manière de limiter la récession mondiale et la casse sociale qui s’annonce. De l’autre, suspendre les premiers efforts engagés dans une partie du monde au moins pour aller vers une activité humaine appauvrie en carbone et préservant l’environnement enlèverait tout crédit aux politiques affirmant l’urgence de la lutte contre le réchauffement climatique. Et on sait aujourd’hui que la transition écologique n’est pas une option pour défenseurs de la nature, elle est le seul processus par lequel l’humanité peut espérer, s’il n’est pas trop tard, éviter des catastrophes futures d’une autre ampleur que la pandémie actuelle.
Alors, est-on face à une contradiction irréductible ? Espérons que non, pour plusieurs raisons qu’on peut retrouver notamment dans les analyses et tribunes qui abondent actuellement dans les médias, mais aussi et surtout dans les prises de position et les engagements de nombreux acteurs de la vie politique et économique.
Passons rapidement sur les opinions, exprimées très tôt après le début de la crise sanitaire, selon lesquelles l’après-crise ne serait pas comme avant, le système de santé serait réévalué dans son importance et ses moyens, les élans de solidarité, le besoin de cohésion sociale, le refus des inégalités criantes donneraient un meilleur visage à nos sociétés, les responsables politiques auraient à modifier les règles de l’économie mondialisée, la production locale et plus respectueuse de l’environnement serait reconnue comme la bonne pratique… Toutes ces idées sont bonnes mais ressemblent trop à des pétitions de principes, hormis dans le domaine de la santé. Mais l’important, c’est que les espoirs ainsi exprimés sont un signe manifeste des malaises profonds qui affaiblissent et rongent notre société puisque, très vite, la description de ce que pourrait être une société partiellement différente nous a été proposée, sans même faire l’analyse critique de la faisabilité du changement. La crise agit d’abord comme un révélateur. On doit donc craindre qu’un retour complet au « monde d’avant » serait lourd de conséquences politiques.
Dans quels domaines l’économie de sortie de crise et la transition écologique vont-elles pouvoir converger de manière réaliste ? La relocalisation d’activités stratégiques sur le territoire national (ou européen pour les pays de l’UE) est une intention largement évoquée depuis trois mois. En réalité il y aurait plusieurs notions derrière cette idée : diminuer la dépendance à l’égard d’un seul ou de quelques fournisseurs qui ont concentré la quasi-totalité de la production mondiale de biens considérés comme stratégiques en situation de crise économique, et par ailleurs limiter la fragmentation des chaînes de production que la mondialisation a encouragée pour optimiser les coûts (cf. Isabelle Méjean, « La relocalisation est une fausse bonne idée », in Le Monde 24/05/2020), provoquant la multiplication des flux physiques entre les continents et l’augmentation de l’empreinte carbone des produits finis. Il y a donc un intérêt commun entre l’objectif de souveraineté industrielle et celui de limiter les flux de composants transportés. Ces deux objectifs sont clairement politiques. Ils ne correspondent pas à la logique économique pure car ils auront pour conséquence, s’ils sont mis en œuvre, un effet négatif sur la productivité économique globale de la planète (cf. Etienne Perrot, « La crise du coronavirus », in Etudes, mai 2000). C’est justement une caractéristique importante de cette période de crise de voir émerger une réaffirmation du politique sur les mécanismes de l’économie. En France notamment l’opinion publique se montre favorable à cette évolution – l’État protecteur reste une valeur sûre en dépit du dénigrement des politiques… – et nos responsables politiques en ont conscience. Pour autant les plans de soutien industriels (automobile, aéronautique, …) comporteront-ils des dispositions contraignantes pour verdir les investissements des entreprises ? Ou encore, pour soutenir l’économie, les États financeront-ils directement sur fonds publics des programmes d’investissements pour l’environnement et le développement durable ? Rien n’est certain, cependant les arbitrages qui seront rendus devront tenir compte de l’évolution de l’opinion sur le sujet, comme des orientations de l’Union Européenne. Sur ce dernier point, la crise, combinée au travail de sape du multilatéralisme mené par Donald Trump, donne une chance historique à l’Europe pour retrouver un peu de force et de cohésion dans sa gouvernance. Ce contexte vient déjà de provoquer l’inflexion de la position de l’Allemagne sur la dette européenne, la relance de la discussion entre les Vingt-Sept sur le sujet sous l’impulsion franco-allemande, et la proposition du plan de relance de la Commission avec un financement mutualisé aux 2/3. C’est un sujet politique avant d’être financier. Par conséquent il est fort possible que la Commission puisse agréger au plan européen de relance les objectifs du « green deal » présentés précédemment par Ursula von der Leyen. En ce sens l’Europe pourrait apparaître demain en pointe vis-à-vis du reste du monde pour conjuguer, autant que faire se peut, les objectifs de la transition écologique avec la reprise de la croissance économique. Certes, il y faudra beaucoup de conditions complexes à obtenir, notamment en matière de taxation des échanges internationaux pour compenser les différences de politiques environnementales.
Utopique ? On pourrait le penser s’il n’y avait pas aujourd’hui de plus en plus d’acteurs qui considèrent nécessaire une réelle inflexion des règles du jeu de l’activité économique, à commencer par des dirigeants de grandes entreprises. Le Forum de Davos de janvier dernier a été le théâtre de nombreuses déclarations favorables à un véritable aggiornamento du capitalisme international. En cause l’explosion des inégalités sociales qu’il produit à travers le monde. Le patron de BlackRock, premier fonds mondial de gestion d’actifs financiers, déclare vouloir placer le développement durable au cœur de sa stratégie d’investissements (cf. Le Monde 24/01/2020). Cela ne suffira pas à rendre la croissance verte, mais on doit entendre le signal. En France, l’idée d’un moratoire sur les règles environnementales, présentée par le MEDEF, n’est pas partagée par tous les dirigeants (cf. interview du président d’Engie, 13/05/2020). Par ailleurs, la loi Pacte de 2019 ayant créé le statut d’entreprise « à mission », quelques groupes français ont adopté ce statut ou sont en voie de le faire. Il porte, on le sait, une conception de l’entreprise dont la raison d’être n’est plus seulement le profit, mais une contribution sociétale qui rejoint l’intérêt public et doit se traduire en objectifs précis qu’elle s’engage à évaluer. Notons que Danone annonce son intention de devenir entreprise à mission à la sortie de la crise, on peut donc supposer que c’est après avoir évalué la faisabilité des engagements que le groupe prendra en matière de développement durable dans ce contexte.
Du côté des acteurs individuels, petites entreprises, indépendants, consommateurs, on note des points de convergence entre la nécessité de soutenir l’économie et l’adoption de modes de vie plus écologiques. Il s’agit des multiples initiatives individuelles qui seront dans la continuation et probablement l’accélération des petits changements qui sont en cours depuis des années et que la crise va encourager, du moins chez ceux qui ont les moyens de les réaliser (rénovation énergétique des logements, alimentation à base de produits locaux, transports de proximité plus économes en énergie – cf. la place nouvelle du vélo dans les déplacements urbains –, développement du télétravail, choix professionnels motivés par les questions environnementales, …). Mais dans une crise augmentant le nombre et la gravité des situations de précarité, beaucoup de personnes seront dans l’incapacité d’adopter tout ou partie de ces changements, ce qui risque par ailleurs de redonner vie au phénomène des « gilets jaunes ».
Quoi qu’il en soit, les initiatives individuelles ne suffiront jamais à elles seules à répondre à l’enjeu écologique. Pour y répondre la conjugaison d’une opinion publique favorable, de la conviction des principaux acteurs économiques et de la volonté politique des gouvernants semble indispensable. La crise liée au Covid donne probablement un coup de pouce à cet enjeu dans nos têtes, mais il reste beaucoup à faire pour qu’il soit suivi par des passages à l’acte significatifs.
Etienne Perrot conclut son article déjà cité par une référence à l’encyclique Laudato si’ pour nous rappeler ceci : le développement économique, la justice sociale et la sauvegarde la planète sont liés dans un système d’interactions complexes, mais leurs logiques sont spontanément divergentes si on les laisse agir séparément les unes des autres. Elles provoquent alors des effets contradictoires, qui finiront par détruire nos sociétés si nous n’y prenons pas garde. C’est le mérite de la crise inédite que nous vivons, d’une part de mettre le projecteur sur ces contradictions, et d’autre part de susciter des prises de conscience qui permettent de retrouver des marges de liberté, et de solidarité, dans les décisions politiques comme dans les comportements individuels et collectifs. Qu’en ferons-nous, une fois le choc passé ?
Christian Sauret