L'OCHRES exerce une mission d'observation des problèmes économiques et sociaux, particulièrement de ceux qui relèvent des interactions entre l'entreprise et la société.
Comment susciter la confiance et l’engagement nécessaire à la reprise et à la pérennité tout en maintenant la distance physique et en actionnant les plans de licenciement ? Telle est l’équation que beaucoup de directions d’entreprise retournent dans tous les sens sans trouver la manière adéquate de la traiter.
Quel que soit leur bilan financier à la fin du premier semestre 2020, toutes les entreprises auront été fragilisées par la pandémie. Toutes, sans exception. Elles auront toutes subi des « pertes », au sens où les psychologues entendent cette expression. Pertes financières, pour la plupart, mais surtout, pour la communauté de travail qui les composent : perte de proches, perte de liberté, perte de relations, mais aussi, pour certains, perte de sens et du goût du travail.
Pour beaucoup de travailleurs, quel que soit leur statut, le confinement a été l’occasion de réfléchir sur l’utilité du travail accompli, sur la manière de travailler, d’être managés ou de manager et surtout de la place accordée au travail dans l’arbitrage des choix de vie. Ce temps de distanciation physique, de retrait forcé a suscité des attentes, des frustrations et des espoirs.
Personne ne saurait prédire aujourd’hui l’ampleur d’une crise sociale en marche bien avant la crise économique liée au COVID 19 ni ses effets de rétroaction et d’accélération.
Du côté des Directions d’entreprise, après la sidération des premières semaines, où certaines ont avoué « qu’elles savaient gérer les risques mais pas l’incertitude »(1), la mise en place souvent fébrile de dispositifs de sûreté sanitaire, et, du côté des Représentants du Personnel, l’absence brutale de contact avec les salariés, le dialogue social s’est renoué dans des conditions souvent chaotiques.
Le droit et la pratique des relations sociales ont dû s’adapter à vue : Généralisation des visio-conférences, réduction des temps d’analyse des dossiers avant de rendre un avis, réduction des délais d’expertise… Bon an mal an, souvent en marge des accords internes et des règles de la CNIL, des fichiers de salariés ont été constitués et les liens se sont renoués d’autant plus vite que les questions ont fini par venir en avalanche. « Mon chef m’impose de prendre mes congés, en a-t-il le droit ? », « Je télétravaille, mais je suis déclaré en chômage partiel, est-ce légal ? », « Je reçois des mail à 23 heures pour des réponses avant la réunion du lendemain 9 heures ! » …
Très vite aussi, il s’est agi de renégocier en urgence des accords sur le temps de travail, de négocier des accords de participation,(2) de consulter le CSE sur les mesures sanitaires en vue de la reprise de l’activité.
Vu d’avion, on pourrait distinguer quatre groupes d’entreprises : celles qui ont pris leurs mesures toutes seules, sans concertation, face à une représentation du personnel affaiblie ; celles qui ont dû faire face aux coups de boutoir d’une CGT (ou de SUD) s’opposant à une reprise du travail pendant la pandémie ; celles qui ont bricolé des consultations au coup par coup « parce que c’est obligatoire », et celles, peu nombreuses, qui ont mis en continu leurs Représentants du Personnel dans la boucle de l’ingénierie des mesures à mettre en place.
Fin avril-début mai, plusieurs jugements dont le fameux « arrêt Amazon », sont venus rappeler que la reprise ne pourrait se faire sans un dialogue social construit et professionnel. (3)
Mais alors que la crise sanitaire n’est pas terminée, l’entreprise doit faire face à la mise à l’épreuve de tous ses fondamentaux : la vision des services à rendre, la structuration de l’offre, l’organisation du travail, la trésorerie et la finance, la culture managériale, les procédures de contrôle, la conduite à vue des transformations… Bref, c’est l’ensemble de la régulation économique et sociale qu’il faut revisiter. Les clés du succès se trouvent dans l’observation et l’analyse rigoureuse d’une réalité mouvante, la clarté des décisions et la mobilisation agile du corps social. La manière dont les entreprises vont savoir partager et objectiver de façon continue les diagnostics préalables aux décisions sera déterminante.
Certaines d’entre elles avaient compris, avant la crise, tout le parti qu’elles pouvaient tirer des évolutions du cadre légal touchant au dialogue social et la négociation. L’esprit des réformes conduites depuis vingt ans poussent, en effet, à partager et à coconstruire avec les partenaires sociaux les diagnostics sur lesquels s’appuient les décisions.(4) Les entreprises qui réussiront à surmonter les crises seront celles qui sauront mettre en place des cellules de réflexion rapide et qui mettront dans la boucle du partage de diagnostic les représentants du personnel, l’encadrement et sauront aussi trouver le moyen d’associer l’ensemble du corps social et des parties prenantes..
La priorité, nous semble-t-il, serait de renforcer et d’enrichir l’ingénierie des diagnostics servant de base aux négociations. Entre les accords de performance et la réforme des méthodes de négociation parachevée par les ordonnances de 2018, le cadre juridique ouvre beaucoup de possibilités qu’il s’agit de faire jouer ensemble et adapter au plus près des réalités de terrain. Pourquoi ne pas fonctionner avec les partenaires sociaux en mode « Lab ». On pourrait commencer par imaginer un accord de méthodologie (5) qui définirait les critères, les paramètres, les indicateurs et les méthodes à prendre en compte ou à mettre en œuvre pour objectiver les diagnostics et arrêter les décisions. Pourquoi, lorsque les syndicats sont absents ou affaiblis, ne pas ouvrir aussi ce Lab à des salariés non mandatés ?
La période demande à la fois rapidité de décision et agilité d’exécution. C’est le moment d’inventer et de mettre en œuvre un nouveau « design » de dialogue social, c’est-à-dire, en fait, cette «cogestion à la française » dont le Conseil d’Entreprise (6) et la loi Pacte se voulaient la préfiguration.
Jean-Nicolas Moreau