L'OCHRES exerce une mission d'observation des problèmes économiques et sociaux, particulièrement de ceux qui relèvent des interactions entre l'entreprise et la société.
La réflexion qui suit procède de trois origines : primo de la conclusion du père Senelle lors de la matinée de l’OCHRES en janvier 2024, qui faisait ressortir « l’incapacité d’accepter l’inégalité » ; secundo, d’une lecture d’un mémoire sur l’idée de justice chez Ricoeur et Rawls, qui mettait en évidence la place essentielle de l’égalité dans la conception de la justice, alors que l’on pourrait aussi admettre les besoins inégaux des hommes ou même leur capacité inégale à créer de la prospérité pour la collectivité ; tertio, d’une interrogation devant la proposition égalitaire radicale qui sous-tend des activismes contemporains, dont les dérives du wokisme sont les plus bruyants. Même si, aujourd’hui, trouver quelque chose de positif aux inégalités semble réservé aux courants conservateurs, voire réactionnaires, on ne voit pas pourquoi, constatant que l’inégalité est omniprésente dans la nature et que plusieurs révolutions et systèmes politiques qui ont eu la prétention de l’éradiquer n’y sont pas parvenus, on ne s’interrogerait pas sur ce en quoi elle pourrait contribuer au bien de la société. Nous parlons bien ici d’inégalité, pas des différences, dont tout le monde ou presque comprend l’intérêt, surtout dans un monde qui se complexifie.
1- L’inégalité est nécessaire à la prospérité économique
La nécessité absolue d’inégalités pour la prospérité économique d’une société est largement documentée dans la littérature, en particulier grâce aux travaux de Jean Fourastié. Mais on n’en parle plus beaucoup : Thomas Piketty, le chantre controversé de la taxation des hauts revenus, est devenu la référence prédominante. Si l’impact des inégalités sur l’économie n’est pas le but de cet article, qui vise leur portée sociale, néanmoins quelques observations et interrogations ne sont pas inutiles :
· Beaucoup connaissent la phrase de Victor Hugo : « C’est l’enfer des pauvres qui fait le paradis des riches », qui a contribué à répandre l’idée que ce sont les riches qui créent la pauvreté. L’inverse, à savoir que l’inégalité de richesse réduit la pauvreté, est largement démontré. D’ailleurs, Victor Hugo a lui-même écrit, au plus fort de la menace babouviste, « le jour où la misère de tous saisit la richesse de quelques-uns, la nuit se fait, il n’y a plus rien. Plus rien pour personne. »
· La critique des inégalités assimile (facilement) la richesse à la rente. Au vrai, il y a deux espèces de riches, les rentiers, qui donnent l’impression de gagner et profiter sans rien faire (l’argent travaille pour eux), mais aussi les riches qui investissent, combattent la concurrence, s’adaptent aux besoins, bref qui entreprennent. À l’inverse, on peut voir deux espèces de pauvres, ceux que des contraintes sévères installent dans la misère, et ceux qui, s’établissant durablement dans la dépendance économique, deviennent les « rentiers du bien des riches », en profitant de dispositifs constitués par l’État redistributeur (du niveau central à l’échelon local).
· D’un certain point de vue, l’efficacité économique de la richesse est entravée par les décisions de l’État, que ce soit par ses initiatives (la propension à vouloir tout faire ou contrôler), ou par ses réglementations : les prélèvements fiscaux, les restrictions de libertés, les normes et les interdictions. Cela restreint l’apport de la richesse à la prospérité, dès lors facilement considéré comme insuffisant.
· À ce stade, il est légitime de se demander dans quelle mesure le combat systémique contre l’inégalité, mené essentiellement par des ponctions sur l’argent et des entraves aux initiatives créatrices de richesse en faveur de l’accès de tous à une consommation sans limite et de droit, n’est pas une des causes de la dette énorme des États et, plus largement, de l’appauvrissement progressif des peuples, tant sur le plan économique que sur le plan social.
2- Les bienfaits sociaux des inégalités
Car ce qui est moins étudié, même si la littérature sur ce sujet n’est pas inconsistante, ce sont les impacts sociaux des inégalités. Cela est dû à une sorte de canonisation de l’idée que seule l’égalité permet l’existence d’une société harmonieuse. Or il n’en est rien, comme on peut le constater dans plusieurs domaines.
· Le premier domaine dans lequel les inégalités ont un réel apport social est le travail. Naturellement on pense à l’investissement qui nécessite des apports de richesses, qu’il s’agisse de la création du travail ou de l’invention des outils qui le rendent à la fois possible et supportable. Mais le monde du travail est aussi celui de l’inégalité des compétences, ainsi que de leur mise en commun, grâce à quoi le progrès individuel est une réalité qui permet de réduire des inégalités. Le travail est un bien essentiel d’une société et, quand il n’y a plus assez de richesse pour le créer, la désagrégation sociale apparaît rapidement. Bien des exemples montrent que quand l’investissement n’est pas possible, le développement n’est pas possible non plus.
· La richesse exerce un rôle de premier plan dans tout ce qui construit une société civilisée. Les moyens financiers, les relations sociales, le temps disponible, l’accès à un savoir évolué, …, bref, toutes situations qui caractérisent l’aisance, tout cela contribue, de tout temps et partout, aux arts, aux lettres, aux sciences, … c’est-à-dire à ce qui qualifie une société et la tire vers le haut, en façonne à la fois la personnalité et une part importante de son bien commun. Certaines idéologies comme certains mouvements veulent détruire tout cela en quoi ils voient surtout « un ordre bourgeois », mais l’histoire montre à l’envi qu’à la fin de chaque « tourmente », on reconstruit ce capital commun et on continue à l’enrichir à nouveau, comme si cela constituait un ADN vital.
· On observe aussi que, dans certains milieux, les inégalités ne sont pas combattues, mais au contraire célébrées. C’est le cas du sport, des arts, des prouesses scientifiques ou technologiques. Les performances sont admirées et fêtées et l’on voit que dans ces univers les ambitions de « ruissellement » ou de « cordée » sont réellement recherchées et fonctionnent, c’est-à-dire que les efforts et les réussites des champions tirent vers le haut toutes les disciplines dans lesquelles ils brillent. L’idée de l’inégalité est donc acceptable et acceptée.
· On voit là le rôle irremplaçable de l’inégalité au profit de la mixité sociale, même s’il n’est pas toujours direct : on le voit dans le milieu de la culture ou du sport, quand le visiteur ou le public rejoignent les athlètes, les artistes ou les savants ; on le voit naturellement dans le milieu professionnel, à la fois dans les entreprises et dans les relations entre fournisseurs, clients, services administratifs ; on le voit encore dans le monde du tourisme ou des voyages, où la richesse ouvre des voies diverses qui favorisent les contacts et le partage des cultures. Etc.
· Et, si on prend cette question dans le sens inverse, c’est-à-dire en regardant le cas de sociétés dans lesquelles les inégalités sont proscrites parce que l’égalité devient un absolu, alors on constate inévitablement le syndrome du « jardin du voisin ». Le principal ressort social devient la jalousie et, par voie de conséquence, la suspicion et l’omniprésence du contrôle, avec la mise en place de moyens et d’outils jamais satisfaisants, toujours plus sophistiqués, toujours plus intrusifs, toujours buggant, et dans lesquels les jaloux en chef s’imposent. Cela favorise une « société de la surveillance », anesthésiante pour l’initiative économique et l’engagement social.
· D’ailleurs, le fait d’accepter les inégalités et d’en comprendre le potentiel positif permet de se distancier de la contrainte de l’égalité obsessionnelle qui conduit à classer tous les sujets comme des égaux dans tous les domaines, comme on peut le voir par exemple – c’est le domaine où c’est le plus manifeste - dans les diplômes scolaires et universitaires en France. Cette obsession qui devient politique aboutit à une société dans laquelle tous doutent de tous et peu acceptent d’investir dans le collectif. Nous savons qu’en donnant du crédit à cette obsession nous ne sommes pas dans la vérité et qu’il est donc nécessaire de la rejeter.
3- Le danger social des inégalités
Cela dit, nous devons garder à l’esprit les risques qui sont associés à la focalisation excessive sur l’argent ou la domination pécuniaire. Nous avons tous en tête des résultats magnifiques obtenus dans des sociétés où l’esclavage était la norme et l’exploitation des plus faibles monnaie courante. Combien d’ouvriers morts sur des chantiers pharaoniques, même encore aujourd’hui ? Combien de sociétés dans lesquelles les principaux actionnaires se gorgent alors que leurs ouvriers sont sous-payés, et qui font – à juste titre – douter de la fécondité sociale des inégalités ? À notre époque, les principaux risques de dérives anti-sociales de la richesse pourraient être les suivants :
· L’oligarchie ploutocratique : c’est vraiment d’actualité avec un possible « gouvernement des milliardaires » dans le nouveau mandat de D. Trump aux États-Unis. Selon divers analystes, un facteur-clé de la victoire de ce-dernier viendrait de l’attente d’emplois, que seuls des investisseurs peuvent apporter. Mais cette attente même donne à ces investisseurs un pouvoir démesuré auquel les victoires politiques du futur président de ce pays pourraient offrir des espaces quasi illimités.
· Des projets inquiétants pour l’humanité, comme le contrôle sur les esprits – par nature privateur de liberté et de créativité - ou l’homme augmenté – qui canalise une part de la richesse vers des projets très éloignés des besoins les plus urgents de l’humanité -, ou encore des avancées technologiques telles qu’aucun État n’a les moyens de suivre (espace, contrôle des échanges de données, …), ce qui devient une entrave aux régulations indispensables.
· L’affranchissement des règles sociales, qui peut se matérialiser par le mépris des recommandations (ex. Taylor Swift ou d’autres vedettes et la consommation de déplacements aériens) ou des vies indécentes dont l’exemple est désastreux, …
· Mais, dans le sens inverse, la détestation des plus riches peut conduire à les poursuivre et à les faire fuir, y compris avec des motivations factices ou mensongères, au seul prétexte que leur fortune serait une espèce de délit.
· Aussi est-il nécessaire, au moins à titre d’hypothèse, d’envisager que des inégalités excessives peuvent entraîner des formes d’infécondité sociale. Dès lors que quelques-uns ont les moyens ou la prétention (ce serait vrai aussi d’un État confiscateur) d’assurer l’essentiel de la prospérité d’un peuple, pourquoi ou comment les autres pourraient-ils trouver une motivation ou un espace pour s’investir ?
· C’est pour tout cela que des principes de justice sont définis, s’appliquant à tous, et que des voies d’égalité sont privilégiées et sans cesse améliorées : égalité des droits, égalité des chances, égalité devant l’accès à la santé, à la sécurité, etc. C’est aussi pour cela qu’est légitime un droit à la concurrence qui récuse tout excès de position.
4- Qu’en dit la pensée sociale chrétienne ?
Mais, tous ces principes sont-ils suffisants ? L’expérience semble prouver que les plus riches peuvent s’en affranchir grâce à leur savoir, leurs moyens et leurs relations. Elle montre aussi que les sociétés prétendument fondées sur l’égalité de tous et inspirées de l’idéal communiste sont peu développées sur le plan social. Le débat sur les inégalités fait partie des questions graves que le christianisme aborde depuis le début de son histoire, ne serait-ce que parce qu’il apparaît déjà dans la Bible. Mais l’apport du christianisme donne lieu à des interprétations divergentes, parfois même très divergentes. On se risque à faire le résumé suivant.
· D’abord l’égalité définie entre les personnes par la pensée chrétienne est avant tout une égalité de dignité. Toutes les personnes doivent être également respectées, sans acception de leur statut, de leur richesse, de leurs origines, de leurs caractéristiques physiques, … Ceci constitue des limites sérieuses à l’exploitation des inégalités, tant par les plus riches que par les plus pauvres, ou encore par l’État qui s’impose comme un intermédiaire obligé de la redistribution.
· Le christianisme ne condamne pas formellement la richesse. Chez les protestants celle-ci, à la suite du judaïsme, peut être considérée comme une bénédiction venue du Ciel. Chez les catholiques, c’est plus nuancé. On s’appuie volontiers sur certains extraits des évangiles (« Malheur à vous les riches », etc.), sur la Lettre de s. Jacques, sur des propos assez radicaux de s. Basile ou de s. Jean Chrysostome, et d’autres encore, ou aussi sur l’exemple des ordres mendiants et de grandes figures comme s. Vincent de Paul ou s. Charles de Foucauld, pour revendiquer une opposition radicale entre vie chrétienne et richesse. Mais l’Église considère aussi que la richesse a une fonction positive (§174 du Compendium de la Doctrine sociale), que le § 329 explicite clairement. (1)
· En parallèle, le christianisme, même s’il voit en lui le visage du Christ, ne fait pas systématiquement l’éloge du pauvre et ne réduit pas la pauvreté à l’insuffisance matérielle. Il n’est pas inutile de considérer l’évolution du sens du mot « pauvre » : l’origine latine de pauper vient de paucus-pario, littéralement « je produis peu » (Gaffiot). Mais le terme ‘pauvre’ a fini par englober d’autres mots qui, aujourd’hui, caractérisent la plupart des situations de pauvreté matérielle, à savoir inops ou indigens (sans ressources), egens (qui manque de tout) et affranchissent de l’obligation de participation de tous à l’ouvrage collectif. Il y a donc une différence entre ceux que des contraintes diverses ont jeté dans un état de pauvreté durable et ceux qui, pouvant contribuer, s’installent au contraire dans un état d’assistance sans rien faire. L’Église, pour laquelle le travail est une condition essentielle d’une humanité juste, condamne la paresse et l’inaction aussi bien chez le pauvre que chez le riche.
· Ni le riche ni le pauvre ne peuvent être durablement installés dans leur situation de richesse ou de misère, c’est ce que symbolise la pratique ancienne du jubilé chez les Juifs. Plus fondamentalement, tous doivent contribuer à la construction d’une communion la plus large possible – qui trouvera sa perfection dans le monde nouveau - ; il appartient à ceux qui ont le plus de faire une place digne à ceux qui ont le moins. Cette dignité se trouve dans la possibilité de mettre les biens que chacun reçoit de Dieu à la disposition de tous, ce qui suppose solidarité, subsidiarité, comportement moral, aujourd’hui on dira aussi sobriété. Évidemment, ces principes signifient en creux le rejet de tout accaparement, de toute exploitation, de tout gaspillage, …
Pour conclure ce rapide parcours - qui est en fait un début de réflexion -, si poser la question de la fécondité sociale de l’inégalité s’avère en première approche provocateur, c’est qu’il y a des raisons. Nous constatons à la fois l’apparition de très grandes richesses accumulées dans les mains d’un petit nombre de détenteurs surpuissants, et le nombre de plus en plus important de pauvres, demandeurs de biens de nécessité qui deviennent inabordables pour eux. Une telle situation est objectivement révoltante et nous savons que la colère pousse au radicalisme. Nous constatons aussi que l’État redistributeur, en même temps qu’il rogne l’élan créateur des producteurs de richesses au profit d’une consommation sans limite, apporte en définitive à la collectivité des biens sociaux qui se dévalorisent progressivement : nous l’avons dit des diplômes, mais c’est vrai aussi de l’offre de santé ou de transport, et d’autres encore. Bref, prendre aux riches pour donner aux pauvres est un simplisme aux effets contestables. C’est pourquoi cette question, qui réclame prudence et courage, est nécessaire et même vitale, plus que jamais digne de « conversations dans l’Esprit ». L’entreprise de la réparation de Notre-Dame de Paris, qui a conjugué des situations de fortunes très inégales pour atteindre l’excellence, peut nous donner de l’ambition, des arguments et des pistes.
Hervé L’Huillier
(1) Les richesses remplissent leur fonction de service à l'homme quand elles sont destinées à produire des bénéfices pour les autres et pour la société : « Comment pourrions-nous faire du bien au prochain — se demande Clément d'Alexandrie — si tous ne possédaient rien ? ». Dans la vision de saint Jean Chrysostome, les richesses appartiennent à quelques-uns pour qu'ils puissent acquérir du mérite en les partageant avec les autres. Elles sont un bien qui vient de Dieu : ceux qui le possèdent doivent l'utiliser et le faire circuler, de sorte que les nécessiteux aussi puissent en jouir ; le mal consiste dans l'attachement démesuré aux richesses, dans la volonté de se les accaparer. Saint Basile le Grand invite les riches à ouvrir les portes de leurs magasins et s'exclame : « Un grand fleuve se déverse, en mille canaux, sur le terrain fertile : ainsi, par mille voies, tu fais arriver la richesse dans les maisons des pauvres ».
La richesse, explique saint Basile, est comme l'eau qui jaillit toujours plus pure de la fontaine si elle est fréquemment puisée, tandis qu'elle se putréfie si la fontaine demeure inutilisée. Le riche, dira plus tard saint Grégoire le Grand, n'est qu'un administrateur de ce qu'il possède ; donner le nécessaire à celui qui en a besoin est une œuvre à accomplir avec humilité, car les biens n'appartiennent pas à celui qui les distribue. Celui qui garde les richesses pour lui n'est pas innocent ; les donner à ceux qui en ont besoin signifie payer une dette.