L'OCHRES exerce une mission d'observation des problèmes économiques et sociaux, particulièrement de ceux qui relèvent des interactions entre l'entreprise et la société.
Sous des apparences dissemblables au premier regard, de mêmes réalités et de mêmes exigences se rejoignent et se prolongent dans toutes nos rencontres humaines. Quels qu’en soient le motif et les circonstances, l’attention à l’autre et son écoute nous font percevoir, parfois éprouver, ressentir l’importance extrême de la reconnaissance, ce besoin essentiel inscrit au cœur de l’homme. Nous en prenons une plus claire conscience, lorsque celui que nous accueillons ou visitons vit un temps de fragilité, qu’il soit dû à la maladie ou au chômage, à la pauvreté comme à tant d’autres accidents de l’existence. Nous mesurons alors la portée universelle de la question du poète, celle du Roman inachevé d’Aragon : « Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre ».
Toute vraie relation donne du sens à nos vies, de la saveur à nos jours. Et la tentation de se replier sur soi et sur sa tristesse guette inévitablement celui qui se sent négligé, compté pour rien ou si peu. « J’ai l’impression d’être devenu transparent », m’avait dit dans son désarroi un cadre de mon entreprise à qui l’on venait de retirer sa charge et qui se lamentait de voir alors plusieurs de ses collègues se détourner de lui.
Le désir de devenir bénévole en soins palliatifs est né de ma vie professionnelle dans un groupe du CAC 40 et plus particulièrement des fonctions de DRH qui m’y avaient été confiées. En dépit de trop d’images souvent attristantes de la gestion des ressources humaines, elles m’ont définitivement convaincu de la valeur primordiale de l’écoute et du regard bienveillant, de leur vertu, de leur absolue nécessité, y compris, si ce n’est quelquefois d’abord, à l’égard de ceux qui sont en difficulté, faibles ou démunis.
A cette première raison personnelle, s’en ajoutait une autre, essentielle. La question de l’homme est à n’en pas douter l’une des plus cruciales qui soient dans notre société où les courants dominants poussent à n’apprécier les personnes qu’à l’aune de leur utilité et de leurs performances. Cela est patent dans le monde du travail. Et cette même vision risque d’avoir des conséquences dramatiques sur les débuts et la fin de la vie.
Faut-il nous rappeler, comme l’écrivait superbement Pascal dans les Pensées, que « l’homme passe infiniment l’homme » ? Mon bénévolat m’en a fait prendre, semaine après semaine, une conscience plus aiguë : la grandeur de la personne humaine ne vient ni de ses succès, ni de sa force, ni de sa santé, elle ne s’exprime pas dans la puissance, elle se dit dans la fragilité, et jamais ne se mesure à l’apparence. Comme « la beauté de la fille du roi », dans le psaume 45, « elle est à l’intérieur », et demeure souvent cachée à nos yeux trop habitués, ne se dévoile qu’au regard de notre cœur. Dans l’extrême de leur dénuement, les malades en fin de vie demandent notre présence, notre infini respect, notre tendresse.
Je conserve au fond de moi, comme un présent inestimable, la parole à peine audible d’une patiente auprès de qui je me tenais, très peu de temps avant son grand passage. Me sentant aussi pauvre qu’elle-même était mal dans son corps, je ne pus prononcer, après un long silence, que ces quelques syllabes : « C’est difficile », auxquelles elle répondit, en me pressant la main de toute sa faible force : « Oui, mais vous êtes là ». La mort commençait de faire son œuvre en elle et son frêle sourire me faisait entr’apercevoir ce qu’était sa vie jusqu’au bout dans une extrême dignité. Comment accepter alors de laisser confisquer le sens de ce mot pour en faire un argument en faveur de l’euthanasie ?
Les personnes malades qui veulent décider de leur mort ont été souvent soignées dans de mauvaises conditions, par insuffisance de propositions de soins palliatifs adaptés, et l’immense majorité d’entre elles ne réitèrent pas leur demande après avoir été prises en charge, nous disent les médecins et les soignants qui ont plus de compétence, de légitimité que les bénévoles à l’affirmer. J’en ai cependant été à de nombreuses reprises le témoin. C’était encore, il y a peu, - ce n’est qu’un exemple parmi cent autres - cette dame, désespérée et résolue à en finir, à son arrivée dans la maison médicale, qui me disait, au soir de son quatrième ou cinquième jour, qu’elle venait de vivre l’un des plus beaux moments de sa vie. Tout change, se transforme, lorsque renaît le sentiment de compter pour les autres.
C’est la raison d’être des soins palliatifs. Non seulement de soulager les douleurs physiques et les autres symptômes, mais de prendre en charge la souffrance psychologique, sociale et spirituelle des patients atteints de maladies graves évolutives ou terminales. Et ceci justifie et situe le rôle des bénévoles : qu’en complément de l’action des médecins et des équipes soignantes, ils contribuent à cette prise en compte de la personne du malade dans toutes ses dimensions.
Les unités de soins palliatifs sont des lieux où peut être véritablement vécue - et développée - une éthique de la vulnérabilité : il est faible et je lui dois tout. Que de fois pourtant nous nous sentons malhabiles et tâtonnons, avec au cœur le profond désir que l’empathie qui nous porte vers les patients se révèle ou se dise avec justesse, soit en harmonie avec l’état de celui que nous visitons. Ce peut être un simple bonjour, une écoute, quelques paroles ou de plus longs échanges dans la confiance, un service, ou presque moins, un sourire, une caresse, une présence silencieuse.
Parce qu’elles sont une école d’humilité, nos maladresses et nos hésitations nous apprennent à nous désencombrer un peu de nous-mêmes. Sans cet espace intérieur, quelle hospitalité pourrions-nous offrir à l’autre ? C’est dans ce manque, en revanche, que la gratuité, la grâce nous surprennent. Si souvent, nous pensons donner et c’est nous qui recevons. Nos mains étaient vides, et les voici comblées.
Qu’il est beau, ce mot bénévole, où nous voyons se dessiner en filigrane la bienveillance, le désir de vouloir le bien de l’autre, quelles que soient l’aide qu’il demande, sa difficulté, sa souffrance, sa fragilité. Et quelle joie de pouvoir contribuer à ce magnifique travail d’humanisation dont les mots d’Isaïe nous livrent le secret : « Tu as du prix à mes yeux, et je t’aime ».
Parce que la vie est relation, nous n’existons pleinement que par l’autre, sommes dépendants, c’est-à-dire, inséparablement, responsables les uns des autres. Aussi est-il profondément nécessaire de développer les soins palliatifs et souhaitable, à côté des médecins et des soignants, d’augmenter également les équipes de bénévoles.
Puis-je avouer, à ce propos, la pointe d’irritation qui me tente, après que j’ai évoqué les soins palliatifs, pour des phrases excessives et peu adaptées que j’entends quelquefois ? Car ce bénévolat ne nous prépare aucunement à des compétitions de haut niveau. Et les « je t’admire » et les « je ne pourrais jamais » ne sont pas de mise. Ils expriment la peur de la maladie sans doute, des phobies peut-être - et il est de surcroît bien d’autres manières de donner un peu de son temps et de soi-même.
A ceux que freinerait seulement la crainte de n’en être pas capables, je voudrais dire que nous ne sommes jamais seuls, et souligner le rôle capital de nos journées de formation et de nos groupes de paroles, comme celui de nos réunions avec les soignants et de nos permanents échanges entre bénévoles. Dans leur alternance, tous ces temps se complètent et nous préparent à la rencontre des malades, nous ouvrent le regard que nous sommes appelés à porter sur eux - et qui est, à y bien réfléchir, l’un des noms - et une condition - de l’amour.
Quelle que doive être leur issue, sans doute devrions-nous accueillir les débats en cours et à venir sur l’euthanasie et le suicide assisté comme de vibrants appels à témoigner. Que nous attestions ce que les personnes que nous accompagnons nous permettent de voir et de comprendre : que la présence, l’écoute, la simple gentillesse peuvent être source de paix, de douceur, de sens, jusque dans les moments les plus difficiles ou précaires de l’existence.
Bien des valeurs de notre monde se trouvent renversées dans les unités de soins palliatifs, tant ces maisons qui accueillent l’extrême violence que constitue souvent la mort respirent le calme et la sérénité. Les patients en fin de vie y sont l’objet, de la part des médecins et des équipes soignantes, d’une constante et délicate bientraitance à laquelle nous avons la joie d’être associés. Et leurs mots comme ceux de leurs familles ou de leurs proches pour le dire - et exprimer d’une façon si fréquemment poignante leur gratitude - sont une leçon de vie. La vie jusqu’au bout.
Xavier Grenet