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Réflexions à partir de l’encyclique Fratelli tutti
Le pape François se caractérise par une approche résolument originale. Se référant certes à la tradition, au magistère et à la Doctrine sociale, elle leur donne un tour très particulier, lié à une démarche personnelle et philosophique propre, qui aboutit à durcir certains traits de la doctrine antérieure, et à faire plus ou moins silence sur d’autres, débouchant sur un composé de tonalité et de portée nouvelles.
C’est notamment le cas sur le thème de la fraternité, envisagée sous l’angle politique, telle que l’expose l’encyclique Fratelli tutti. un point important ici est de distinguer la ‘fraternité’ et la ‘philia’, cette forme d’amitié qui soude une communauté politique particulière selon Aristote et s’exprime par des institutions politiques. La fraternité, elle, est hors structure. Insister sur celle-ci peut conduire à relativiser celle-là. La limite de Fratelli tutti est comme on va le voir, dans sa relativisation de la communauté politique et de son organe, l’Etat.
Fraternité, philia et communauté politique
Les facteurs de division
Voyons d’abord ce à quoi la fraternité s’oppose. Le pape critique d’abord fermement l’individualisme, qui ne mène pas au bien commun. Au 105 : « l’individualisme ne nous rend pas plus libres, plus égaux, plus frères. La simple somme des intérêts individuels n’est pas capable de créer un monde meilleur pour toute l’humanité. […] L’individualisme radical […] nous fait croire que tout consiste à donner libre cours aux ambitions personnelles, comme si en accumulant les ambitions et les sécurités individuelles nous pouvions construire le bien commun. » La revendication de droits peut elle-même être détournée dans le mauvais sens, si elle est centrée sur le seul individu. Car (111) « la personne humaine, dotée de droits inaliénables, est de par sa nature même ouverte aux liens. L’appel à se transcender dans la rencontre avec les autres se trouve à la racine même de son être. C’est pourquoi ‘il convient de faire attention pour ne pas tomber dans des équivoques qui peuvent naître d’un malentendu sur le concept de droits humains et de leur abus paradoxal. Il y a en effet aujourd’hui la tendance à une revendication toujours plus grande des droits individuels – je suis tenté de dire individualistes –, qui cache une conception de la personne humaine détachée de tout contexte social et anthropologique, presque comme une ‘monade’ (monás), toujours plus insensible. […] Si le droit de chacun n’est pas harmonieusement ordonné au bien plus grand, il finit par se concevoir comme sans limites et, par conséquent, devenir source de conflits et de violences’ ».
Si on dépasse l’individu, on en vient à l’idée de peuple. La problématique du « peuple », au cœur des idées du pape François, est un thème majeur de l’encyclique. Ce n’est pas toujours bien compris, car le pape insiste simultanément sur la défense de la culture spécifique du peuple en question, et sur ce qu’il estime être sa nécessaire ouverture. D’un côté, dit-il, il faut s’enraciner dans cette culture et ce sentiment collectif, qu’il qualifie de ‘mythe’, en donnant au terme un sens positif (développé au 158), et dont il faut préserver la spécificité. Ainsi au 143 : « la solution ne réside pas dans une ouverture qui renonce à son trésor propre. Tout comme il n’est pas de dialogue avec l’autre sans une identité personnelle, de même il n’y a d’ouverture entre les peuples qu’à partir de l’amour de sa terre, de son peuple, de ses traits culturels ». Mais d’un autre côté, il voit ce peuple comme une entité ouverte, accueillante aux évolutions et aux nouveaux venus (102). Dès lors, dit-il au 160 : « les groupes populistes fermés défigurent le terme ‘peuple’, puisqu’en réalité ce dont il parle n’est pas le vrai peuple. En effet, la catégorie de ‘peuple’ est ouverte. Un peuple vivant, dynamique et ayant un avenir est ouvert de façon permanente à de nouvelles synthèses intégrant celui qui est différent. Il ne le fait pas en se reniant lui-même, mais en étant disposé au changement, à la remise en question, au développement, à l’enrichissement par d’autres ; et ainsi, il peut évoluer. » Le peuple n’est donc pas une entité dénie et stable, et ne doit pas l’être.
C’est ce qui explique un des points les plus controversés de l’encyclique, celui des migrants (41). Pour le pape, le droit des migrants à rechercher une vie meilleure est un droit fondamental, et aucun motif ne permet de s’y opposer, sauf évidemment les droits des citoyens existants. Au (121) « personne ne peut donc être exclu, peu importe où il est né, et encore moins en raison des privilèges dont jouissent les autres parce qu’ils sont nés quelque part où existent plus de possibilités. Les limites et les frontières des États ne peuvent pas s’opposer à ce que cela s’accomplisse. » Car (124) « la conviction concernant la destination commune des biens de la terre doit s’appliquer aujourd’hui également aux pays, à leurs territoires et à leurs ressources. En considérant tout cela non seulement du point de vue de la légitimité de la propriété privée et des droits des citoyens d’une nation déterminée, mais aussi à partir du principe premier de la destination commune des biens, nous pouvons alors affirmer que chaque pays est également celui de l’étranger, étant donné que les ressources d’un territoire ne doivent pas être niées à une personne dans le besoin provenant d’ailleurs. » Il n’y a donc semble-t-il pas de place pour une action des autorités publiques, en charge de la nation au sens politique du terme, pour restreindre activement l’immigration ; certes, c’est sous réserve du respect des droits de ses citoyens, mais ils ne pèsent pas plus que ceux des migrants. Notons que cela se relie assez logiquement à la conception du peuple comme une réalité évolutive. Mais du coup cela colore la notion de bien commun : ce dernier ne repose dès lors pas sur une idée de communauté pour l’essentiel stable, délimitée, mais sur une réalité en flux. Une réalité qu’aucune autorité publique n’a même le droit de défini et d’en réguler la composition.
La fraternité, ou charité politique
Comment le pape définit-il positivement cette fraternité ? Il fait d’abord un lien étroit entre souci de l’autre, respect de ses droits, et bien commun. Ainsi au 22 : le respect de ces droits humains est « une condition préalable au développement même du pays, qu’il soit social ou économique. Quand la dignité de l’homme est respectée et que ses droits sont reconnus et garantis, fleurissent aussi la créativité et l’esprit d’initiative, et la personnalité humaine peut déployer ses multiples initiatives en faveur du bien commun’. » C’est une des leçons qu’il tire de la parabole du bon Samaritain, qu’il commente longuement.
D’où les développements sur la fraternité, de ce que le pape appelle charité politique, qui joue un rôle essentiel dans la poursuite du bien commun. Ainsi au 180 : « reconnaître chaque être humain comme un frère ou une sœur et chercher une amitié sociale qui intègre tout le monde ne sont pas de simples utopies. […] Il s’agit de progresser vers un ordre social et politique dont l’âme sera la charité sociale. Une fois de plus, j’appelle à réhabiliter la politique qui ‘est une vocation très noble, elle est une des formes les plus précieuses de la charité, parce qu’elle cherche le bien commun’. » Et à nouveau, au 182 : « cette charité politique suppose qu’on ait développé un sentiment social qui dépasse toute mentalité individualiste : ‘la charité sociale nous fait aimer le bien commun et conduit à chercher effectivement le bien de toutes les personnes, considérées non seulement individuellement, mais aussi dans la dimension sociale qui les unit’. Chacun n’est pleinement une personne qu’en appartenant à un peuple, et en même temps, il n’y a pas de vrai peuple sans le respect du visage de chaque personne. » Mais attention : ce niveau ‘politique’ n’est pas défini en liaison avec le niveau institutionnel, national ou étatique.
En outre, comme dit le 230 : « ‘notre société gagne quand chaque personne, chaque groupe social, se sent vraiment à la maison. Dans une famille, […] personne n’est exclu. […], tous contribuent au projet commun, tous travaillent pour le bien commun, mais sans annihiler chaque membre ; au contraire, ils le soutiennent, ils le promeuvent. » Par rapport à la conception traditionnelle, il y a ici à noter une évolution sous-jacente importante, bien que non explicitée. En effet la famille est une communauté bien définie, alors que, comme on l’a vu, le pape voit le peuple comme une catégorie mouvante, qui ne doit pas exclure celui qui vient du dehors : pour lui l’idée de fermeture est à rejeter par principe. Mais il ne répond alors pas à la question qui vient naturellement : n’y a-t-il pas un rapport entre la nature des liens qui unissent la famille, et le fait qu’elle soit restreinte à certaines personnes ? Et quelle leçon en tirer pour la communauté politique nationale ? En réalité, pour lui, ici comme ailleurs ce qui importe est la rencontre : au 232 : « il n’y a pas de point final à la construction de la paix sociale d’un pays. […] Travail qui nous demande de ne pas relâcher l’effort de construire l’unité de la nation et, malgré les obstacles, les différences et les diverses approches sur la manière de parvenir à la cohabitation pacifique, de persévérer dans la lutte afin de favoriser la culture de la rencontre qui exige de mettre au centre de toute action, sociale et économique, la personne humaine, sa très haute dignité et le respect du bien commun’. »
De façon implicite, l’Etat a certes ses devoirs et son rôle, mais il n’est pas le lieu naturel de la mise en œuvre du bien commun, d’autant que le peuple qui sert de support à la nation est un concept mouvant. Le bien doit être cherché d’abord à un niveau plus proche des bases : les personnes et leurs communautés (avec leurs cultures), ces dernières n’étant pas perçues comme corps constitués, mais comme unions de personnes reliées entre elles par la fraternité. Quant au bien commun, il passe alors à un niveau plus large, celui de l’humanité ; mais à ce niveau, il n’y a plus d’Etat. On le voit de façon plus explicite en considérant l’aspect international.
Le bien commun mondial
L’encyclique développe en effet considérablement la dimension internationale, dans l’optique d’un bien commun universel. Là aussi on rencontre l’obstacle de l’égoïsme, qui est ici national. Le niveau national est jugé de moins en moins pertinent. Car (178) « face à tant de formes mesquines de politique et à courte vue, je rappelle que ‘la grandeur politique se révèle quand, dans les moments difficiles, on œuvre […] en pensant au bien commun à long terme. Il est très difficile pour le pouvoir politique d’assumer ce devoir dans un projet de nation et encore davantage dans un projet commun pour l’humanité présente et future. » En effet (affirmation considérable) « aujourd’hui aucun État national isolé n’est en mesure d’assurer le bien commun de sa population. » Dès lors (154) « une meilleure politique, mise au service du vrai bien commun, est nécessaire pour permettre le développement d’une communauté mondiale, capable de réaliser la fraternité à partir des peuples et des nations qui vivent l’amitié sociale. » C’est que (172) « le XXIe siècle ‘est le théâtre d’un affaiblissement du pouvoir des États nationaux, surtout parce que la dimension économique et financière, de caractère transnational, tend à prédominer sur la politique. Dans ce contexte, la maturation d’institutions internationales devient indispensable, qui doivent être plus fortes et efficacement organisées, avec des autorités désignées équitablement par accord entre les gouvernements nationaux, et dotées de pouvoir pour sanctionner’. […] On devrait au moins inclure la création d’organisations mondiales plus efficaces, dotées d’autorité pour assurer le bien commun mondial, l’éradication de la faim et de la misère ainsi qu’une réelle défense des droits humains fondamentaux. »
Quel niveau de communauté pour comprendre le bien commun et l’amitié politique ?
Comme on peut le comprendre, le bien commun est dès lors compris à la fois à la suite de l’enseignement antérieur, mais d’une façon si originale qu’elle en modifie en profondeur la signification.
Sans rappeler ici l’enseignement fourni de saint Jean-Paul II sur le rôle de la nation, comparons rapidement avec ce que disait l’enseignement antérieur sous sa forme synthétique la plus récente. Selon le Compendium de la Doctrine sociale, (n° 164), tout d’abord « le bien commun ne consiste pas dans la simple somme des biens particuliers de chaque sujet du corps social. Étant à tous et à chacun, il est et demeure commun, car indivisible et parce qu’il n’est possible qu’ensemble de l’atteindre, de l’accroître et de le conserver, notamment en vue de l’avenir. » En outre (167) « le bien commun engage tous les membres de la société : aucun n’est exempté de collaborer, selon ses propres capacités, à la réalisation et au développement de ce bien » » Nous sommes ici en phase avec Fratelli tutti. En revanche, s’agissant des ‘devoirs de la communauté politique’, on ajoutait alors (168) « le bien commun est la raison d’être de l’autorité politique. À la société civile dont il est l’expression, l’État doit, en effet, garantir la cohésion, l’unité et l’organisation de sorte que le bien commun puisse être poursuivi avec la contribution de tous les citoyens. L’individu, la famille, les corps intermédiaires ne sont pas en mesure de parvenir par eux-mêmes à leur développement plénier ; d’où la nécessité d’institutions politiques dont la finalité est de rendre accessibles aux personnes les biens nécessaires […] pour conduire une vie vraiment humaine. ». L’insistance sur le niveau étatique national était donc bien plus nette : l’Etat, le politique institutionnalisé, était le niveau normal et naturel de la prise en charge ultime d’un bien commun.
Dans le texte du pape François, on l’a vu, il est fait assez peu confiance à ces institutions supposées traditionnellement en charge d’un bien commun, et notamment à l’Etat national (même s’il admet les devoirs de ce dernier à cet égard). Le pape insiste plus sur le peuple que sur la nation, et ce peuple est une entité mouvante, de composition sans cesse renouvelée. En fait si on regarde l’ensemble de ses autres textes (notamment Laudato si) la seule réalité vraiment porteuse, outre les personnes, est les communautés à la base. C’est là-dessus que pour le pape fonde vraiment la recherche du bien commun, son succès ou son échec. Les corps intermédiaires importent ensuite comme expression de ces communautés de base. Le niveau politique encore au-dessus, les institutions, ne peuvent aller contre cette réalité fondamentale. Ensuite il faut passer au niveau mondial, qui apparaît en définitive le seul où le terme de bien commun est pleinement adapté. En un sens - même si le point n’est pas explicité aussi radicalement, l’Etat ne paraît plus vraiment en charge du bien commun, en cela qu’il en aurait la responsabilité ultime comme c’était le cas traditionnellement. Ce qui est essentiel pour le pape est une conversion intérieure qui met en cause l’ensemble de nos relations. Le vrai bien commun est au fond alors le fruit de la multiplication de ces conversions permanentes, personnelles et communautaires, relayée par un processus au niveau global.
Notons en outre et corrélativement que le niveau de la loi naturelle et les concepts correspondants ne jouent aucun rôle dans cette pensée, que ce soit en tant qu’outils d’élaboration intellectuelle ou de dialogue avec les non-chrétiens. Bien sûr, en un sens la fraternité par exemple pourrait être considérée comme relevant d’un tel concept. Mais ce n’est pas le cas dans l’exposé. La fraternité, après être affirmée comme telle, notamment par appui sur la parabole du bon samaritain, est rapportée en fin de texte à la paternité divine supposée latente dans les diverses religions (et pas dans le seul christianisme – ce qui incidemment est assez surprenant), mais sans médiation dans une loi naturelle.
Appréciation
En résumé, chez François le thème national est fort, mais il est culturel ; il ne se confond pas avec une organisation politique, et ne repose pas sur le bras de l’Etat. Le rôle de celle-ci est vue par lui au mieux comme un relais de principes généraux, type droits de l’homme. On le voit avec le thème des migrants. Le pape le traite à partir de principes abstraits ; le droit du migrant est présenté comme un atout dans les jeux de cartes, qui l’emporte sur toute autre considération (sauf bien sur les droits analogues des autochtones). Ceci se relie avec la notion qui est la sienne du bien commun. Le pape ne paraît plus voir, contrairement à ses prédécesseurs, le lien de ce dernier avec une communauté réelle, organisée et structurée, et un Etat (ou une cité). Le seul bien commun est désormais universel, et là il n’y a plus de communauté politique organisée. Ce n’est pas dans la ligne de la pensée classique de l’Eglise, qui part des communautés réelles et qui voit la vie harmonieuse et paisible de celles-ci comme un enjeu majeur, ce en quoi le niveau organisé, et notamment l’Etat, joue un rôle essentiel. C’est que le bien commun n’est pas seulement l’effet d’un flux de processus bien intentionnés du fait que les personnes se seront tournées dans le bon sens. Il suppose une analyse des réalités de la vie en commun, de ce qui structure nos communautés en les délimitant, et en distinguant et reconnaissant les lieux où il y a un fait commun agissant, une communauté bien précise, réellement vécue, reconnue et organisée en termes d’autorité et de pouvoir. Parmi elles, je situe la nation dont le rôle me paraît rester essentiel.
La recherche du bien commun suppose ensuite de reconnaître qu’il est inévitable de faire face à des oppositions ou des contradictions, car on ne se situe pas dans un monde idéal, et le dialogue ne le permet pas toujours, d’où l’inévitable conflit, qu’il faut assumer. C’est ce qu’on voit avec la question de la guerre juste, qu’on peut consulter sur mon site.
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En définitive, il serait sans doute mal avisé de voir dans ces textes du pape François une description doctrinale de la société politique selon l’enseignement de l’Eglise, car ils sont trop personnels pour cela. L’introduction du pape le reconnaît d’ailleurs, au n° 6 : « Je livre cette encyclique sociale comme une modeste contribution à la réflexion pour que, face aux manières diverses et actuelles d’éliminer ou d’ignorer les autres, nous soyons capables de réagir par un nouveau rêve de fraternité et d’amitié sociale qui ne se cantonne pas aux mots. »
Il me paraît dès lors plus fécond d’insister sur le message vibrant qu’ils contiennent, leur appel émouvant à notre responsabilité dans le bien commun, à travers la charité ou fraternité, et à la conversion que cela implique. Puissant appel à nos responsabilités, et par là à écouter et méditer, ce message me paraît plus contestable lorsqu’il tend à sous-estimer le rôle des médiations institutionnelles et de l’Etat, notamment au niveau national.
Pierre de Lauzun
Sur la base de mon intervention au colloque de l’AIESC, 3 et 4 septembre 2021.