L'OCHRES exerce une mission d'observation des problèmes économiques et sociaux, particulièrement de ceux qui relèvent des interactions entre l'entreprise et la société.
La rédaction de cette position sur le principe de subsidiarité entre dans le cadre d’une réflexion plus vaste menée dans le cadre de l’OCHRES sur la distance entre les « politiques » et les « citoyens ». À chaque échéance électorale importante, la question du respect de la subsidiarité revient, souvent encapsulée dans le débat sur la vraie place de l’État. Récemment, peut-être à l’initiative de militants souhaitant faire entendre une voix s’inspirant du discours social de l’Église, la question est réapparue. Mais bien souvent, au-delà d’une définition formelle, ceux qui emploient le terme n’en perçoivent pas les implications essentielles. On essaiera de les rappeler ici. Ensuite on essaiera de voir ce qui peut se gagner dans une collectivité réellement subsidiaire, avant de passer en revue quelques réalités – maîtrisables - qui compliquent la réalisation d’une culture générale et partagée de la subsidiarité.
La véritable subsidiarité
Définie de manière simplifiée, la subsidiarité est un mode de gouvernance qui exige que les décisions soient prises et mises en œuvre au niveau le plus proche des personnes qu’elles concernent. Sur cette base, le recours à un échelon supérieur est légitime si et seulement là où les personnes concernées ne sont pas en situation de résoudre ces questions. Dit autrement, le pouvoir des échelons supérieurs n’est pas fondé à intervenir et à s’imposer pour résoudre des questions que les échelons inférieurs peuvent régler.
Concrètement, si une collectivité bute sur une difficulté ou veut mener à bien un projet, il est absolument nécessaire qu’elle cherche d’abord à le prendre en charge elle-même, trouvant en son sein les moyens, les compétences, les formes d’engagement, etc. Si sur tel ou tel aspect elle a besoin de recourir à un échelon supérieur, soit que l’implication géographique justifie l’élargissement de la question, soit qu’elle manque de moyens ou de compétences, …, elle doit recourir à cet échelon, qui veille à cantonner son intervention à ce que la collectivité ne peut faire par elle-même et sans dessaisir celle-ci de sa responsabilité et de son initiative.
Si on se contente d’une telle approche, on croit avoir compris, mais on passe facilement à côté de ce qui fait la plénitude et l’évidence de ce principe. La subsidiarité est un principe qui ne peut être pensé sans articulation avec la dignité de la personne, la richesse des relations humaines et la solidarité. Sans entrer dans le détail, la subsidiarité se réfère à une vision de la personne libre, responsable, douée de talents propres qui ont vocation à être mis au service des autres, désireuse de bien et capable de progresser, liée par une histoire récente ou ancienne à un territoire. Elle implique la prise en considération de la société des hommes, réservoir de richesses diverses, faite de complémentarités, favorisant la rencontre et la fécondité, capable d’harmonie même si elle doit pour cela dominer des tensions et croire en son potentiel. Enfin, de tout temps, la subsidiarité marche main dans la main avec la solidarité, leur couple (subsidium-solidum) exprimant l’aide mutuelle concrète qui caractérise la personne et la société qui visent à se réaliser pleinement dans le service d’autrui.(1)
On voit bien, dans cette perspective, que l’intervention non sollicitée, même paisible parce que c’est devenu un mode de gouvernance habituel, d’un pouvoir supérieur et souvent lointain constitue une violence silencieuse (inouïe au sens propre de ce terme) qui mutile les personnes en les privant de leur réalisation et ampute le tissu social de sa raison d’être. Au vrai, elle asphyxie l’âme, inévidente mais infiniment respectable, de toute communauté de personnes. Comment une telle intervention peut-elle ne pas être considérée par les échelons inférieurs, une fois qu’ils en ont pris conscience, comme un piétinement intolérable ? Et à plus forte raison quand ces pouvoirs supérieurs s’avèrent incapables, eux, de résoudre les problèmes qui sont ceux de leur niveau ?
Ceci dit, deux points méritent d’être précisés : premièrement la subsidiarité n’est pas l’autogestion ; la personne ou la communauté de base est à la fois clairvoyante sur ses capacités et bienveillante à l’endroit des échelons supérieurs ; elle y aura d’autant plus facilement recours qu’elle trouvera davantage en eux le concours dont elle a besoin. Deuxièmement, le risque de l’anti-subsidiarité n’est pas l’apanage des pouvoirs publics (politiques et administratifs) : il s’observe à l’intérieur des familles, dans le monde syndical, dans les organisations professionnelles, dans le monde éducatif, ..., partout où le fort, le sachant, le riche, l’impatient, l’élu, le promu ou encore le galonné, ... sont persuadés qu’ils font mieux que les autres et croient qu’ils ont la mission de s’imposer.
De l’intérêt de la subsidiarité
Il n’y a pas besoin d’un long discours pour expliciter les nombreux avantages des organisations réellement subsidiaires. Il est néanmoins utile d’en regrouper certains par thèmes parce que maintenant cela fait rêver tant nous avons laissé les pouvoirs divers s’imposer à nous.
Le premier thème regrouperait tout ce qui découle de l’autonomie des personnes et des collectivités, du développement de la liberté et de la responsabilité, tout ce qui permet aux unes et aux autres de se réaliser : cela permet de construire des sociétés confiantes, équipées, assez heureuses, en définitives vivantes.
Un second thème rassemblerait les avantages liés aux savoir-faire et aux savoir-être : plutôt que d’importer des compétences nécessaires, la collectivité de base recherche et entretient en son sein des personnes capables, ce qui peut stimuler des vocations et révéler des leaders.
On observe aussi, peut-être plus facilement dans les entreprises où l’expérience a été tentée, que l’autonomie accordée s’exprime dans une culture de résolution de problèmes, favorisant la créativité et la fierté. La diversité des solutions trouvées à l’échelon local permet qu’elles soient adaptées aux spécificités du terrain ; elle permet aussi d’éviter l’uniformité des solutions qui viennent d’en haut, qui certes parfois peuvent apporter des économies d’échelles, mais qui créent de l’indifférenciation et finalement du désintérêt, ne favorisant pas l’appropriation de ces solutions par les acteurs.
Quand on en a fait l’expérience en entreprise, on observe que la subsidiarité permet une économie de moyens et de temps ; souvent elle permet de supprimer des échelons intermédiaires et des procédures superflues. Elle fabrique du résultat opérationnel pourvu que l’on donne aux équipes de terrains les objectifs, les moyens de contrôle, les outils qui leur permettent de réussir.
Il convient de noter qu’une plus grande autonomie ainsi comprise s’inscrit bien dans l’esprit du temps : d’un côté l’esprit d’initiative, le partage des savoirs et des expériences, l’accompagnement par des plus doués, tout cela se développe dans les start up naissantes et dans les fablabs (2). D’un autre côté on voit se développer un courant en faveur d’une plus grande liberté dans l’entreprise, par exemple le mouvement « Liberté et Cie » dont l’un des chantres est professeur à l’ESCP Europe (3). Ce qui est valable pour l’entreprise peut s’appliquer ailleurs (avec les adaptations nécessaires) parce que cette demande d’autonomie découle d’abord du désir d’autonomie et de l’arrivée depuis une génération de travailleurs éduqués. Elle découle aussi de l’incapacité des échelons supérieurs à être une meilleure ressource que les jeunes générations et les praticiens pour accompagner les évolutions des outils de communication.
Il n’y a donc pas de raison a priori pour priver les échelons de terrain ou de base de leurs capacités d’initiative et de leurs projets : il en résulte une société plus dynamique, utilisant mieux ses ressources à tous les niveaux. Mais, contrairement à ce que l’on pense parfois, la subsidiarité n’est pas vraiment naturelle.
De quelques réalités qui compliquent la réalisation d’une culture collective de la subsidiarité
La subsidiarité bute sur des obstacles réels, que nous devons avoir bien en tête si nous ne voulons pas faire d’elle une sorte de slogan idéologique inapplicable dans le monde réel.
Tout d’abord les échelons inférieurs ne peuvent pas être idéalisés : personnes et communautés de base ont leurs limites, leurs pesanteurs, leurs fragilités. Certaines n’ont pas de dynamisme intérieur. Pour beaucoup, penser à son niveau un projet s’avère beaucoup moins prometteur que si ce projet est proposé par un échelon supérieur. Dans les échelons de base des volontés s’engagent mais ne « tiennent pas la distance », le débat sur les priorités du développement commun peut tourner à l’hostilité intestine. Bref, la subsidiarité a besoin d’être organisée et accompagnée.
Elle peut aussi se briser sur les questions à résoudre, qui sont de plus en plus complexes. Il y a quelque chose de naïf et d’illusoire dans l’idée qu’une collectivité pourrait résoudre par elle-même la grande majorité des problèmes qu’elle rencontre. Car cette complexité est devenue telle (comprendre les tenants et aboutissants d’une question, pluralité des normes, stratégies personnelles des personnes et des groupes d’intérêts, difficulté des questions techniques, ...) qu’elle amène à la question inverse : que reste-t-il qu’une petite société puisse prendre en compte elle-même avec des chances de succès conduisant effectivement à sa réalisation ? Si l’on ajoute à cela la tendance à la judiciarisation qui est devenue un puissant inhibiteur, on arrive à la conclusion que la subsidiarité doit être stimulée de l’intérieur ou même de l’extérieur pour exister et pour qu’une société se prenne en main en cherchant les concours externes dont elle a besoin.
Rechercher parmi les échelons supérieurs les « justes » concours nécessaires, pertinents, les seuls dont on ait besoin, est malheureusement assez difficile. La cartographie des compétences sans cesse modifiée est devenue illisible ; recourir à celles-ci nécessite parfois des précautions de sioux : en France par exemple, peut-on demander le concours de l’État (préfet, administration) sans demander également quelque chose aux politiques (conseil départemental, ...) et multiplier « conseilleurs et payeurs » ?
Et puis, lorsque l’on a sollicité un pouvoir supérieur, on bute sur cette réalité incontournable : il est de la nature même du pouvoir de dévorer ses sujets et d’étouffer leurs initiatives. C’est évidemment lié à l’ambition des personnes qui l’exercent, mais pas principalement : de manière plus difficile à contester, c’est une nécessité qui se marque par le souci de contrôler l’usage des moyens affectés, de demander des comptes rendus, d’appliquer des procédures qui viennent d’un autre pouvoir, de montrer à l’autorité supérieure que l’on a gardé la main, ... Ainsi ce qui au départ se conçoit comme une délégation vers le haut risque le plus souvent de se transformer dans l’exécution en un véritable transfert de responsabilité, ressenti en tout cas comme cela par l’échelon supérieur.
Encore une fois la subsidiarité doit être organisée et accompagnée. Il semble nécessaire que des garde-fous soient fixés pour que l’intervention des échelons supérieurs ne devienne pas un empiètement injustifié ; mais aussi que des manières de procéder permettent aux échelons inférieurs de se prendre en main et de trouver les concours nécessaires.
La subsidiarité n’est pas seulement un principe ; elle devrait se comprendre comme la pierre angulaire du contrat social, dont l’objet est de faire vivre tout le corps social. Elle devrait s’inscrire dans les institutions parce qu’elle entretient une sorte de biodiversité vivante. Loin d’éloigner les échelons supérieurs des échelons inférieurs elle vise à les faire travailler ensemble et peut-être à entretenir entre eux respect et estime réciproques.
Hervé L’Huillier